La crise sanitaire actuelle révèle une nouvelle fois la fragilité de notre Etat de droit. Il semble comme pris de fièvre, d’asthme et de toux, face à tout corps étranger. A l’instar du covid-19, ces symptômes demeurent bénins, si le corps (social) n’est pas affaibli et si les défenses immunitaires (institutionnelles) jouent leur rôle de manière ciblée et proportionnée ; sinon, une surréaction provoque des dégâts plus graves que le mal initial.
En réponse à la propagation de l’épidémie du virus covid-19, l’exécutif a adopté en urgence des dispositions dérogatoires du droit commun, présentées comme exceptionnelles et temporaires.
Comme face à la menace terroriste, le gouvernement a considéré que l’état de droit commun n’était pas adapté et suffisant et qu’il était impératif de créer un nouvel état d’urgence, cette fois sanitaire.
Affichant l’objectif d’endiguer la propagation de l’épidémie, le législateur a jugé primordial, parmi d’autres mesures, de restreindre de nombreux droits, dont ceux des détenus.
Alors que la surpopulation carcérale est un fait quasi généralisé dans les prisons françaises et que les conditions de détention justifient régulièrement des condamnations de l’Etat français par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour « traitements inhumains et dégradants » (dernière condamnation en date : CEDH, 30/01/2020, JMB et a. c/ France, req. N°9671/15), l’exécutif a d’abord annoncé vouloir favoriser les libérations de personnes condamnées (courtes peines, fin de peine, aménagement des peines en milieu ouvert, etc) afin de réduire le risque de contagion en prison.
Louable et juste objectif au vu des conditions de promiscuité en cellule et de l’absence de moyens de protection pour éviter la contamination des détenus et du personnel pénitentiaire : la réduction du nombre de personnes incarcérées permettrait davantage de faire respecter les gestes dits barrière et notamment le respect d’une distance physique entre détenus.
C’est l’objet de certaines dispositions de l’ordonnance n°2020-303 du 25 mars 2020 portant, pudiquement, « adaptation » de la procédure pénale, et prise sur le fondement de la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19.
Cette logique aurait dû être suivie a fortiori à l’égard des personnes placées en détention provisoire qui sont, en l’absence de condamnation définitive, présumées innocentes (d’après le Conseil de l’Europe elles représentaient au 31 janvier 2018 près de 30% de la population carcérale française).
Ce n’est pourtant pas le choix du législateur qui s’est au contraire attaché à assouplir les conditions de leur maintien en prison dans le cadre de la même ordonnance.
Ce n’est pas un coronavirus qui allait freiner un élan répressif depuis longtemps amorcé et remettre en cause le paradigme du « tout carcéral » bien ancré.
Les nombreuses approximations du texte ont suscité interrogations et perplexité des praticiens, ce qui a conduit la Chancellerie à publier une circulaire dès le lendemain, 26 mars 2020, avant de devoir l’accompagner le jour suivant d’un courriel explicatif.
Selon l’interprétation faite par l’administration de l’ordonnance, le mot d’ordre est simple : toutes les détentions provisoires sont prolongées, de plein droit, c’est-à-dire sans décision d’un juge.
Ce n’est pourtant pas ce que précise cette fameuse ordonnance qui, en son article 16, prévoit la prolongation de plein droit, non pas des détentions en cours, mais des « délais maximums » de détention provisoire (en les allongeant de 2, 3 ou 6 mois selon la gravité de la peine encourue).
On comprend aisément que par délais maximums, le législateur vise la durée maximale de détention provisoire, qui varie en fonction de la peine encourue, et au-delà de laquelle une personne ne peut pas être maintenue en détention sans que la Justice n’ait statué sur son sort (à titre d’exemple, le Code de procédure pénale fixe à 3 ans la durée maximale de détention provisoire pour un crime).
Le texte vise donc à repousser l’échéance ultime d’une détention qui interviendrait au cours de la crise sanitaire afin d’éviter à l’institution judiciaire d’être prise au dépourvue et ainsi « contrainte » de remettre en liberté des personnes sans avoir pu statuer sur leur sort du fait de son fonctionnement ralenti.
L’objectif est de donner ainsi un délai supplémentaire aux magistrats pour statuer sur le sort des personnes actuellement détenues, et dont la prolongation aurait été interdite par les dispositions de droit commun.
Il n’est donc pas question de prolonger toutes les détentions provisoires, sans intervention d’un juge.
Preuve supplémentaire que l’ordonnance ne prévoit pas de prolonger les détentions provisoires automatiquement, elle comporte un article 19 qui institue une procédure spéciale pour cela, permettant au Juge des libertés et de la détention de décider ou non de prolonger la détention, sans audience et sans la présence des divers intervenants (avec seulement les réquisitions écrites du procureur et des observations écrites en défense).
L’honnêteté intellectuelle empêche donc de considérer que la prolongation des détentions en cours puisse être à la fois automatique, sans intervention du juge, et « en même temps » que cette même prolongation soit soumise à une procédure spéciale devant le Juge des libertés et de la détention !
Mais la liberté des uns s’arrête là où commence l’intervention de la haute administration française.
La chancellerie n’a donc pas hésité à procéder à un amalgame étonnant en considérant que par « délais maximums » il fallait entendre toutes les détentions en cours et ainsi priver les détenus du droit au réexamen de leur situation et des raisons de leur maintien en détention.
Une telle position est illégale et caractérise une violation des textes constitutionnels et des engagements internationaux de la France, de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme.
Et, une fois n’est pas coutume (sic !), le Conseil d’état n’y a vu aucune difficulté, en validant les termes de l’ordonnance, et en jugeant, hors de toute motivation, que son interprétation par la circulaire n’entrainait pas d’ « atteinte manifestement illégale à une liberté fondamentale ».
En résumé, par crainte des conséquences d’une épidémie, le Parlement a donné les pleins pouvoirs au gouvernement, gouvernement qui a pris des mesures restrictives de libertés, dont l’administration étend illégalement la portée dans un sens liberticide, le tout validé par le juge administratif.
Toutes ressemblances avec des situations passées seraient évidemment fortuites.
C’est donc toute la chaine de l’action publique qui a dysfonctionné au prix – sinon au mépris – d’un droit fondamental, reconnu par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : le droit à la sûreté, c’est-à-dire le droit de ne pas être privé arbitrairement de sa liberté, sans décision d’un juge.
En pratique, des Présidents de juridictions ont déjà relayé sans difficulté les consignes du Ministère en enjoignant aux greffes d’annuler les audiences qui étaient prévues pour statuer sur la prolongation ou non des détentions, et des magistrats ont dû trouver le confort de s’y conformer, tandis que d’autres s’indignent de cette grave dérive et expriment leur opposition (cf : la contre-circulaire du Syndicat de la Magistrature du 6 avril 2020, décisions de Tribunal judiciaire d’Epinal et de JLD à Paris).
A l’instar de l’état d’urgence sécuritaire, l’état d’urgence sanitaire met à mal l’Etat de droit par les entorses graves aux droits et libertés qu’il comporte, mais aussi et surtout par le risque d’habitude qu’il porte et qui est un préalable à leur future intégration au droit commun.
Rappelons enfin que l’Etat de droit résultant de la constitution de la Ve République est né en réaction à une tentative de putsch : dans son ADN, l’Etat de droit a été conçu pour répondre à des circonstances graves et menaçantes.
Il est fait pour ça.
Si cet Etat de droit est suspendu à chaque conjoncture exceptionnellement difficile, nous ne sommes plus dans un Etat de droit.
Et si les citoyens acceptent cet “état de fait” en s’y soumettant sans réagir, la défense des droits et libertés pourrait très vite apparaître comme un luxe, une fantaisie, ou pire, une lubie de l’ancien monde.
Indignons-nous, d’abord, et (ré)agissons ensuite pour que la France soit le pays des droits de l’Homme, et non pas seulement le pays de leur déclaration.